Sabri Boukadoum éclaire Washington : souveraineté, non-alignement et sécurité régionale
Lors d’un long entretien accordé au think tank américain Stimson Center, à Washington, l’ambassadeur d’Algérie aux États-Unis et ancien ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, a livré une analyse franche des priorités diplomatiques d’Alger. Relations avec Washington, tensions au Sahel, crise migratoire, Sahara occidental, mémoire coloniale avec la France et question palestinienne : le diplomate a dessiné les contours d’une politique extérieure pragmatique, indépendante et résolument attachée à la souveraineté nationale.
Des liens algéro-américains anciens et prometteurs
Affichant un optimisme assumé, Boukadoum a balayé toute idée de blocage idéologique entre Alger et Washington. « Je suis optimiste », a-t-il assuré, rappelant que l’Algérie fut l’un des premiers États au monde à signer un traité avec les États-Unis… en 1795. Il a même souligné un pan méconnu de l’histoire américaine : des Algériens auraient combattu aux côtés de l’Union durant la guerre civile américaine.
Sur le terrain concret, le diplomate a mis en exergue la progression de la coopération bilatérale : hydrocarbures, agriculture, défense. Il a rappelé que l’Algérie achète déjà du matériel militaire américain et qu’un accord de défense lie les deux pays. « Il n’y a pas d’idéologie dans cette relation », a-t-il insisté.
L’ambition d’Alger va également au-delà du militaire. Boukadoum a évoqué un contrat majeur dans le secteur agricole – l’achat de 25 000 vaches de l’Ohio – ainsi que son souhait de voir s’installer une université américaine à Alger.
Sahel : une crise humaine et sécuritaire sans solution simpliste
La situation au Sahel demeure la principale préoccupation sécuritaire de l’Algérie. Boukadoum a décrit un espace aux frontières immenses où se mêlent familles et communautés, entre Algérie, Libye et Mali, rendant toute gestion classique des frontières quasi impossible.
Le diplomate a dénoncé les illusions sécuritaires : « On ne règle pas ces questions avec des murs ou des lois », rappelant que la réalité du terrain – désertique et transfrontalier – dépasse largement les approches administratives.
Il a pointé le Mali comme un « État failli » et mis en garde contre les ingérences étrangères, contraires aux principes fondamentaux de la diplomatie algérienne.
Migration : l’Algérie refuse de jouer le rôle de gendarme de l’Europe
Interrogé sur la pression migratoire, Boukadoum a fixé une ligne rouge claire : l’Algérie ne deviendra pas un rempart sous-traité par les puissances occidentales. « Devons-nous jouer les policiers pour les Européens ou les Américains ? Non », a-t-il tranché. Pour lui, la seule réponse durable consiste à traiter les causes : conflits, pauvreté, instabilité.
Il appelle l’Europe à cesser de considérer ses voisins du Sud comme des dispositifs de sécurité externalisés : « Ce n’est pas tenable. Et nous ne le ferons pas. »
Sahara occidental : autodétermination comme principe immuable
Sur le dossier du Sahara occidental, l’ambassadeur a réitéré une position constante et non négociable : le peuple sahraoui doit décider de son avenir. « Quelle que soit la solution qu’ils choisiront, nous l’accepterons », affirme-t-il, y compris un rattachement au Maroc si tel était le choix libre des Sahraouis.
Boukadoum a également critiqué le soutien de certains pays, dont les États-Unis, au plan d’autonomie marocain, soulignant qu’il n’en existe pas de version publique détaillée. « Comment soutenir quelque chose dont on ne connaît pas le contenu ? », s’est-il interrogé, estimant que la situation actuelle « depuis cinquante ans » est devenue intenable.
Paris-Alger : le poids d’un passé qui ne passe pas
Évoquant la relation franco-algérienne, Boukadoum a souligné la différence fondamentale avec Washington : le passé colonial. Une mémoire encore vive et souvent instrumentalisée en France.
L’ambassadeur a dénoncé les tentatives d’écrire une version édulcorée de la colonisation, rappelant que ce passé reste une réalité douloureuse pour les familles algériennes. Il a également mis en garde contre les résurgences de nostalgie de « l’Algérie française » dans certains milieux politiques : « Cela ne fonctionnera pas. Pour nous, c’est un non-départ absolu. »
Palestine : « commencer par l’État »
Sur la question palestinienne, le diplomate a réaffirmé la position historique d’Alger, berceau de la proclamation de l’État palestinien en 1988. « Dès que l’État sera reconnu, tout deviendra possible », résume-t-il, voyant dans la reconnaissance de la souveraineté palestinienne la clé de toute solution politique durable.
Il a également rappelé la doctrine algérienne formulée dès les années 1970 : la sécurité européenne passe nécessairement par la stabilisation du Sud de la Méditerranée.
Une diplomatie ancrée dans la souveraineté
À travers cet entretien, Sabri Boukadoum trace le portrait d’une Algérie attachée à sa doctrine de non-ingérence et de non-alignement, mais ouverte à des partenariats pragmatiques avec toutes les grandes puissances. Un pays qui refuse les tutelles, s’oppose aux solutions imposées de l’extérieur et revendique une place active dans la stabilisation du Sahel et du Maghreb.
Dans un environnement régional sous tension, la diplomatie algérienne apparaît, selon le diplomate, comme un pilier de stabilité — à condition que ses partenaires acceptent de la considérer comme telle.
