« Bin U Bin » de Mohamed Lakhdar Tati : quand créer devient une manière de survivre
La salle Ibn Zeydoun a accueilli, avant-hier, la projection du long-métrage Bin U Bin. Ailleurs la frontière de Mohamed Lakhdar Tati, en compétition officielle à la 12ᵉ édition du Festival international du film d’Alger (AIFF). Fruit d’une coproduction algéro-française, le film suit Sâad, interprété avec justesse par Salim Kechiouche, un cinéaste en panne d’inspiration et de moyens, rattrapé par un échec sentimental et la suspension de son dernier projet. Forcé de fuir, il trouve refuge dans un village frontalier où la survie passe par l’économie informelle. Pour financer son film, Sâad se laisse happer par le trafic de carburant, glissant peu à peu dans une zone où se mêlent nécessité, compromis et illusions.
Un entre-deux où l’humanité se révèle
Tati inscrit son récit dans un espace rude, un territoire de marges où les gestes du quotidien deviennent des actes de résistance. Entre un sourire d’enfant, les ambitions d’une jeune fille, la fatigue d’un père ou les remords d’un mari absent, le film dévoile une mosaïque d’instants simples et profondément humains.
La contrebande y est omniprésente, mais elle n’en constitue que le décor. L’essentiel se joue ailleurs : dans le partage d’un repas, dans la musique qui adoucit les soirs lourds, dans les discussions nocturnes qui oscillent entre espoirs têtus et craintes muettes.
Cet espace frontalier n’est pas seulement un lieu : il devient un état intérieur, une zone trouble où Sâad s’enfonce à mesure que son désir de créer se heurte à la réalité matérielle. Entre brutalité et tendresse, chaleur et désert, vie et mort, Sâad apprivoise un monde qui l’éloigne autant qu’il le révèle à lui-même.
La frontière comme territoire intime et politique
Dans Bin U Bin, la frontière n’est jamais figée. Les personnages la franchissent physiquement, moralement et émotionnellement. Elle symbolise le passage constant entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est supportable et ce qui ne l’est plus.
Tati transforme ce décor en une méditation sur les limites — celles d’un pays, d’une communauté, d’un artiste. Le trafic, filmé avec un réalisme dense, sert de colonne vertébrale au récit, mais celui-ci ouvre à une réflexion plus vaste : comment créer dans un environnement qui rend l’acte même de filmer presque impossible ?
Les jerricans d’essence qui partagent l’espace de Sâad avec ses croquis accrochés au mur résument l’essence du film : l’art se fabrique au contact du réel, avec la poussière et l’odeur de carburant pour matière première. La beauté naît là où on ne l’attend pas.
Une distribution habitée et une mise en scène sensible
Le film peut compter sur une distribution lumineuse. Slimane Dazi y est d’une sobriété remarquable, tandis que la regrettée Hasna El Bécharia offre une apparition brève mais profondément marquante. Hanaa Mansour incarne son rôle avec une authenticité qui épouse la vérité du lieu. Mabrouk Ferroudji et Idir Benaïbouche apportent chacun une présence forte, révélant des personnages traversés par le doute, la dignité et la nécessité.
La mise en scène, parfois fragmentée, avance par touches successives. Chaque plan semble fonctionner comme une unité picturale, mais s’inscrit dans un ensemble fluide où la frontière se raconte autant par l’image que par le silence.
Un film sur l’art comme lutte et comme voie
Bin U Bin puise sa force dans sa manière d’assumer la frontière comme espace esthétique, mais aussi comme éthique du geste artistique. Sâad, en créateur pris dans l’étau du réel, devient lui-même une frontière vivante : entre survie et création, entre désir et renoncement, entre lumière et ombre.
Il cherche à faire son film, mais la vie finit par lui imposer un autre récit — peut-être celui qu’il devait vivre pour recommencer à créer.
Ce que propose Mohamed Lakhdar Tati n’est pas seulement l’histoire d’un trafic ou d’un village isolé, mais un portrait vibrant d’un homme qui découvre dans l’adversité une manière d’habiter le monde. À travers lui, le film interroge la condition même de l’artiste et montre que, parfois, la création surgit précisément là où tout semble l’empêcher.
