Théâtre / « Marie » ou l’éclat brisé de la gloire retrouvée : Mouni Boualem signe une première création poignante
Par : Amani H.
C’est dans l’atmosphère feutrée d’un théâtre au charme ancien que s’est jouée « Marie », pièce profondément humaine, où la lumière du passé se heurte à l’ombre du présent. Produite et mise en scène par Mouni Boualem, artiste émergente de la scène théâtrale, cette création marque un tournant décisif pour la jeune metteuse en scène qui signe ici sa toute première œuvre. Adaptée d’un texte du dramaturge hongrois Miklós Hubay, « Marie » ou l’histoire de Margit, une comédienne oubliée mêle avec finesse tragédie, ironie et émotion pure dans une mise en scène aussi intime qu’ambitieuse.
Une actrice oubliée, un théâtre en perdition
Au cœur de l’intrigue : Margit, campée avec intensité par Rajaa Houari, une ancienne gloire des planches, aujourd’hui recluse dans les profondeurs d’un théâtre qu’elle hante comme un spectre de son propre passé. La gloire, le faste, l’applaudissement… tout cela s’est évanoui, laissant place à la solitude et à la pauvreté. Dans ce décor de coulisses délabrées et de rêves fanés, elle survit dans l’anonymat, ignorée de tous, jusqu’à ce que son existence réémerge à la faveur d’un projet inattendu.
Le retour de Margit sur le devant de la scène — ou du moins, à proximité de celle-ci — survient lorsqu’un dramaturge renommé fait irruption avec l’idée d’une répétition expérimentale. Ce projet, censé revitaliser l’activité du théâtre, est accueilli avec un opportunisme froid par le directeur de l’établissement, interprété avec justesse par Chaker Boulemedaïs, personnage rusé, manipulateur et prêt à exploiter sans vergogne la renommée passée de Margit pour faire briller sa propre entreprise.
Un théâtre dans le théâtre
À partir de là, la pièce s’engage dans une course contre la montre : organiser une « générale » coûte que coûte, malgré l’amateurisme flagrant des jeunes comédiens impliqués dans la mise en scène. Cette dimension « théâtre dans le théâtre » permet à la pièce de jouer sur plusieurs niveaux de lecture : le texte devient à la fois une satire de la machine théâtrale, une réflexion sur les illusions du succès, et une ode à l’art dramatique comme dernier refuge d’un être brisé.
Mais la pièce de Miklós Hubay ne se contente pas de raconter une histoire de déclin. Elle glisse subtilement de la comédie à la tragédie, à la manière des grands textes du théâtre moderne, où le rire naît parfois de l’absurde, et la douleur, de la lucidité. La mise en scène de Mouni Boualem accentue cette dualité par une utilisation maîtrisée des tableaux dansés et séquences musicales, qui confèrent au spectacle une dimension sensorielle riche. Ces respirations artistiques renforcent la charge émotionnelle de certaines scènes tout en rythmant le récit avec délicatesse.
Un hommage à la scène, mais aussi un regard contemporain
Lors de la conférence de presse qui a suivi la représentation, Mouni Boualem a confié sa volonté de revisiter ce texte classique à travers une approche contemporaine, sans en trahir la profondeur originale. Elle explique avoir voulu mettre en lumière ce moment de bascule entre la lumière de la célébrité et les ténèbres de l’oubli, entre l’image publique et la réalité intérieure, en interrogeant en filigrane la valeur des relations humaines dans les moments de crise.
« Margit représente toutes ces figures oubliées de l’histoire, qu’elles soient artistes, intellectuelles ou anonymes, que l’on a célébrées un temps avant de les reléguer au silence », explique-t-elle. « À travers elle, je voulais parler aussi de la solitude, du vieillissement, et de l’obsession de notre époque pour la nouveauté, souvent au détriment de la mémoire et du respect du parcours artistique. »
Une distribution prometteuse et une énergie nouvelle
Autour de Rajaa Houari et Chaker Boulemedaïs, une distribution composée majoritairement de jeunes comédiens insuffle une fraîcheur dynamique au spectacle. Parmi eux, Zaki Ouafek, Badis Anana, Rayane Hamaïdi, Farid Zouaoui, Racha Saadallah et Islam Hadarbache incarnent avec enthousiasme cette jeunesse inexpérimentée, parfois maladroite, mais porteuse d’une volonté sincère d’apprendre et de créer. Leur énergie sur scène contraste habilement avec l’aura crépusculaire de Margit, et offre un jeu de tension générationnelle qui enrichit l’interprétation du texte.
Ce choc des âges et des styles permet aussi de soulever une question essentielle : qu’est-ce qu’un acteur, au fond ? Est-ce un être de talent, de mémoire, de technique ? Ou un corps disponible à l’interprétation, malléable à souhait par les ambitions d’un metteur en scène ou d’un directeur de théâtre ? À travers ces interrogations, la pièce interroge le rapport au pouvoir, au désir de reconnaissance, et aux sacrifices consentis pour rester dans la lumière.
Un avenir prometteur pour Mouni Boualem
En s’attaquant à un texte aussi dense pour sa première mise en scène, Mouni Boualem prend un risque évident, mais qu’elle assume avec audace. Son travail témoigne d’une maturité artistique rare, doublée d’une volonté d’ancrer son art dans les questionnements contemporains. À travers « Marie », elle affirme une voix singulière, sensible, engagée, prête à faire entendre des récits en marge, sans jamais tomber dans le pathos ou la facilité.
Avec cette première œuvre, elle annonce l’émergence d’une nouvelle génération de créateurs au service du quatrième art, capables de conjuguer mémoire et modernité, fidélité au texte et liberté d’interprétation.
« Marie » n’est pas seulement une pièce sur l’oubli. C’est aussi un acte de reconnaissance, une main tendue vers ces figures artistiques qui ont façonné le théâtre et qu’il ne faut jamais laisser disparaître complètement. Une œuvre touchante, maîtrisée, portée par une troupe passionnée, qui laisse présager un bel avenir pour sa créatrice comme pour l’ensemble de ses interprètes.
